Patrimoine  Spirituel  de l'Humanité

Un outil de réflexion


Denis Diderot : Un outil de réflexion

Ainsi forge-t-il un nouvel idéal d'homme, qui s'incarne dans la figure du philosophe, «honnête homme qui agit en tout par la raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociables». Homme dans la cité, le philosophe, personnage familier des dialogues de Denis Diderot, récuse l'idée de monarchie de droit divin, et définit les bornes de tout pouvoir. Dans l'article «Autorité politique» de l'Encyclopédie, il écrit: «Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander les autres. La liberté est un présent du ciel et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison.» Réflexions politique, philosophique et scientifique vont de pair dans l'entreprise encyclopédique, si bien qu'elle est violemment attaquée, et son impression suspendue de 1758 à 1765. Mais Denis Diderot continuera l'œuvre, l'un des principaux instruments de diffusion des Lumières. Son ouvrage De l'interprétation de la nature (1753) constitue une réflexion sur les rapports entre science et politique, et un des premiers énoncés de méthode expérimentale.

L'expérience du théâtre


À l'exception des écrits pour le théâtre et d'articles de l'Encyclopédie, mutilés à son insu par son libraire par peur de la censure, la plupart des œuvres de Denis Diderot d'après 1753 paraîtront bien après sa mort. Créateur du «drame bourgeois», Denis Diderot, avec le Fils naturel (1757) et le Père de famille (1758), entend réformer le théâtre et les conditions de la représentation théâtrale. Estimant impossible de perpétuer le théâtre classique du XVIIe siècle, il crée des personnages dont les «conditions» et les situations sont de son siècle. Contre les déclamations figées, il prône un jeu maîtrisé, reposant sur le jugement et non la sensibilité (son Paradoxe sur le comédien l'occupera de 1769 à la fin de sa vie), passant par des gestes, des pantomimes, une présence corporelle qui contribue à faire sens. Dans ses œuvres théoriques sur le théâtre, notamment les Entretiens sur «le Fils naturel» et Discours sur la poésie dramatique (qui accompagne le Père de famille), cet admirateur de Shakespeare et de Molière mais aussi de l'énergie et de la simplicité du théâtre grec préconise le retour au naturel, qui n'est pas la simple imitation de la nature, mais plutôt la réalisation d'un «modèle idéal», visant à «rendre la vertu aimable et le vice odieux» et donc à réformer la société. Paradoxalement, le théâtre de Denis Diderot est peu joué, alors que plusieurs œuvres romanesques ou philosophiques, qui laissent une large place au dialogue, ont été portées à la scène, comme le Neveu de Rameau (1762-1772, publié en 1891).

Les Salons et la critique d'art



Commencés à la demande de son ami Grimm pour la Correspondance littéraire, destinée à quelques têtes couronnées d'Europe, les Salons, de 1759 à 1781, représentent l'invention d'un genre. Diderot rend compte des tableaux exposés: il s'agit à la fois de décrire les scènes ou les situations, de faire saisir la technique du peintre et d'exprimer l'émotion ressentie. En même temps qu'il invente un langage pour parler des ciels brouillés de Vernet, ou de la poétique des ruines d'Hubert Robert, pour pénétrer dans le pathétique des scènes intimes de Greuze, ou faire sentir l'évolution de la peinture de son temps – de l'atmosphère des fêtes galantes de la Régence jusqu'à David –, Denis Diderot réfléchit sur les rapports entre poésie et peinture; par l'écriture, il lui arrive de reconstruire les tableaux pour leur donner plus d'énergie. Préfiguration du romantisme, ses conceptions de l'art, selon lesquelles il doit correspondre à son temps, accordent un rôle particulier à la sensibilité et au génie, auquel conviennent les époques troublées: «La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare, de sauvage.»

La sensibilité universelle


Pour Denis Diderot, «vivre, c'est sentir», et la sensibilité, qui unifie le physique et le moral, joue un rôle essentiel dans son matérialisme: la moindre fibre vivante réagit aux impressions extérieures, par le mouvement ou le sentiment, mais à des degrés différents; elle peut se présenter sous une forme latente, engourdie – c'est la «sensibilité sourde ou inerte» –, ou sous une forme active, le passage de l'une à l'autre se faisant par nuances imperceptibles. «La pensée est le résultat de la sensibilité, qui est une propriété universelle de la matière», écrit-il dans une lettre à Duclos en 1765. Ces idées, exposées notamment dans le Rêve de D'Alembert et dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, ne débouchent pourtant pas sur un matérialisme réducteur: Denis Diderot est conscient qu'un être vivant, a fortiori un homme, ne se ramène pas à une somme de molécules vivantes et sensibles. Il cherche à concevoir le passage de la partie au tout, à trouver un modèle exprimant ce point de vue global, synthétique, qui définit un organisme: c'est ce qu'il exprime par la comparaison de l'essaim d'abeilles, où chaque être vivant, de même que chaque organe ou chaque molécule, contribue, soit par contiguïté, soit par continuité, à la vie de l'ensemble.


  
  
  



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