Patrimoine  Spirituel  de l'Humanité


Frederic Nietzsche :

Nietzsche désigne par «nihilisme européen» la logique interne de la culture occidentale en vertu de laquelle les valeurs qui y régnaient depuis Platon sont actuellement chancelantes. C'est donc surtout sous forme d'abandon des valeurs anciennes que le nihilisme assaille l'homme et la culture, conduisant à la débâcle de tout sens. Cet ébranlement du sens (moral, religieux, métaphysique) se traduit par le «grand dégoût» de l'homme pour lui-même et pour tout. Rien ne vaut plus, tout se vaut donc: le vrai, le faux, le bien, le mal. Cette agonie du sens finit par anesthésier même l'inquiétude, qui se transforme en une médiocre satisfaction : ne cherchant plus le sens, l'homme sombre dans la paresse intellectuelle et morale. Ainsi, ce nihilisme contre lequel se bat Nietzsche est refus de l'homme, de ce qu'il pourrait être, de ce qu'il pourrait devenir.

"Dieu est mort»
«Dieu est mort»: ces paroles prononcées par Zarathoustra et reprises dans le Gai Savoir (formule éminemment chrétienne, qui figure dans un cantique de Bach) résument cet effondrement de toutes les valeurs. Nietzsche n'accorde aucun sursis non plus aux substituts prétendant relayer les valeurs défuntes, que ce soit la morale kantienne, qui postule un autre monde, ou les idéaux laïques : foi dans le progrès, religion du bonheur-pour-tous, socialisme, mystique de la culture ou de l'homme. Mais Nietzsche ne se réjouit pas de cette mort de Dieu : il ne l'annonce que parce que cette effroyable nouvelle est encore ignorée de tous, et qu'il juge que ce qui est à venir, à la suite de cette mort de Dieu, sera terrible.

Nietzsche privilégie une vision du devenir marquée par l'innocence ludique de l'enfance et par l'intuition de l'éternité secrètement immanente à l'instant, vision qui échapperait à l'idée que tout ce qui passe mérite de passer, que tout est vanité. Du reste, le devenir n'est pas seulement un flux qui s'écoulerait du passé vers le futur. Paradoxalement, il y a un être du devenir: sa permanence vient de ce qu'il ne cesse de revenir sur soi, formant le grand cercle de l'éternel retour du même.

Éternel retour et destin


Nietzsche célèbre cet éternel retour, qui abolit les vaines distinctions du Bien et du Mal, sous le nom d'amor fati («amour du destin»), qui conforte paradoxalement la liberté lorsque celle-ci se voit contrainte d'adhérer à une nécessité irrationnelle: «Je suis moi-même le fatum, et depuis des éternités c'est moi qui détermine l'existence.» Cette jubilation qu'entraîne la dissolution du moi personnel dans l'affirmation de l'ego fatum signe la mort définitive du patrimoine si durement conquis par l'Europe à travers les siècles, celui de la personnalisation, de l'affirmation de la valeur absolue de chaque individualité. «Au fond, tous les noms de l'histoire, c'est moi», écrit-il à Burckhardt, soulignant par là le caractère interchangeable des identités indéfiniment masquées. Mais cette perte du moi, centre fictif ou réel qu'assurait le langage, signifie la coïncidence du moi avec la totalité de l'histoire: c'est la négation du moi et de l'histoire, le retour au Chaos primordial, à ce «ça» impersonnel animé de tensions et d'oppositions, et privé de structure du fait que le multiple s'est emparé de la seule volonté qui aurait pu l'organiser.

Le moi de Nietzsche, éclaté, caché sous le masque de Dionysos, ne peut plus parler en son nom : son mutisme d'après la crise de 1889 est peut-être la rançon de la subversion qu'il voulut faire subir au langage pour s'affranchir du sens commun, y compris réflexif (philosophique), et pour exorciser la tragédie intérieure qui fut la sienne mais à laquelle il ne s'est pas dérobé, jusqu'à y perdre la raison. Ce mutisme rend peut-être aussi encore plus complexe la continuation de l'œuvre de celui qui écrivait, le 4 janvier 1889 à son ami Brandès: «Après que tu m'as eu découvert, ce n'était pas un exploit de me trouver: la difficulté est maintenant celle de me perdre. Le Crucifié.»


  
  
  


Source : Données encyclopédiques, copyright © 2001 Hachette Multimédia / Hachette Livre, tous droits réservés.

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