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Citation
de Zhuangzi
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Taoisme
Zhuangzi, chap.V, traduction par Isabelle Robinet Il n'y a rien à acquérir une conquête serait de main d'homme et ne pourrait donc être éternelle, ne subsisterait pas. En d'autres termes, l'ordre est fondamental. Le langage, de même, est d'abord rupture, puis mouvement désordonné, " pépiement d'oiseau ", lorsqu'il n'est qu'humain. Il entre dans un autre ordre lorsque le silence y est inclus, lorsqu'il est langage-silence qui inclut sa limite, sa faille. Il s'ouvre alors sur ce qui ne s'épuise pas.
Mais sans conteste, la plus forte réponse de Zhuangzi, la plus imagée et la plus présente au long de l'œuvre, la seule sur laquelle il s'attarde, est d'ordre théologique - elle est le Saint. Le Saint, anonyme, unité thématique, fonction sociale et ontologique, signe de l'Homme par excellence, dont l'excellence est de dépasser l'humain et d'accéder à l'universel et au " céleste ". Le texte de Zhuangzi est le plus ancien, le premier que nous connaissions à décrire cette figure qui deviendra un élément moteur de la dynamique taoïste, et à lui donner des traits surnaturels que l'on retrouvera tant dans l'imagerie populaire que dans la tradition taoïste : il s'immerge dans l'eau sans se mouiller, entre dans le feu sans être brûlé, etc. Le Saint est la forme anthropomorphique du Tao qui fonde, embrasse et dépasse toute chose, tout en y demeurant.
Contrairement à celui de Laozi (Lao Tzeu), il refuse de gouverner. Il est aussi très différent de celui du Yijing, non pas gouvernant celui-là, mais ordonnateur cosmique qui voit, sait, distingue, tranche, et éclaire, qui agit, place, organise, ébranle, crée et parachève.
Le Saint de Zhuangzi, quant à lui, se caractérise surtout par une totale liberté : il est hors du monde; fluide et alerte, il navigue et s'ébat " au-delà des quatre pôles ", il s'envole comme l'oiseau Peng, comme le " souffle spiralé du grand vent ", qui n'est autre que le Souffle cosmique, le tourbillon qui est au Principe de la vie. Il est exempt de tout souci tant pratique que moral, politique ou social, de toute inquiétude métaphysique, de toute recherche d'efficacité, de tout conflit interne ou externe, de tout manque et de toute quête. De dimension cosmique, flanqué du soleil et de la lune, contenant l'univers en lui, il est en unité parfaite avec lui-même et avec le monde, et jouit d'une totale plénitude et intégrité.
Incarnation de la nouvelle valeur que propose Zhuangzi, il est opposé à l'homme ordinaire pris entre la vie et la mort, la richesse et la pauvreté, le renom et l'obscurité. Il est opposé à l'oiseau en cage, à la tortue momifiée, aux prêcheurs englués dans leur vérité, à l'homme d'État prisonnier de son devoir et de son renom, etc. Il ne se laisse pas " engloutir " dans les êtres; il est éminemment libre de tout être, car traversé par l'infini qui -fait de tout être une éphémère fragilité, Zhuangzi y revient souvent.' Rien de ce qui peut lui être retiré ou contesté, rien de ce qui peut être thésaurisé et consommé ne le concerne; ainsi de la vie qui peut " se perdre ", ainsi du savoir qui peut s'acquérir, de la vérité qui peut être contestée, de tout ce qui peut être retiré. Libre de toute identification soit à la permanence, soit au changement, il est aussi bien permanence et unité que changement, sujet à la vie et à la mort. Identifié aussi bien à la vie qu'à la mort, il n'est pas plus vivant que mort.
Laissant agir en lui le processus de création continue qui est à l'oeuvre dans la nature continûment, il l'intériorise totalement et le manifeste extérieurement à la fois, en un seul mouvement. Le Saint est celui qui agit vraiment, est naturellement créateur, s'accomplit, se réalise, est " entier " (quan, en état d'intégrité) et actualise la vertu entière qui fait l'objet du titre du chapitre v, celle-là qui fait entiers les " amputés " selon les hommes, qui rend ignare et comme endormi celui qui est lucide. Le Saint est libre et aérien parce qu'il vit sur le mode de l'être et non sur celui de l'avoir, du savoir, ou du paraître.
Il s'en tient uniquement à l'" inévitable ", au " Décret " qui est en fait ce qui s'impose sans conteste possible : le cycle de la vie et de la mort, du commencement et de la fin qui font un cercle (chap. XXV) où disparaissent les extrêmes (chap. VI). L'" inévitable " (bu de yi) n'est autre que le ziran, le " spontané ". C'est l'injonction (c'est le sens premier du mot ming, qui signifie aussi " décret ", et est ainsi traduit par J.C. Pastor) naturelle qui est manifestation spontanée de l'ordre naturel. L'inévitable auquel le Saint s'ordonne n'est autre que la forme négative du ziran, le " spontané ", qui en est la forme positive, ce qui " par soi-même est ainsi ", sans cause.
" Seul ", le Saint est celui qui " s'échappe " au centre, où il n'est pas d'oppositions. Il se jette hors tout discours et toute pensée et il échappe au binarisme, au contradictoire (chap. XI). Un, il est seul, parce qu'il est la Totalité sans repère, face à laquelle rien ne peut se poser, " sans pair ", sans double ", dit Zhuangzi, sans répondant; il est dans le sans écho " (chap. XI), et, dans la mythique taoïste, il ne fait pas d'ombre; il est la seule réponse à la seule question, l'unique question-réponse, en l'axe du Tao, où ni ceci ni cela ne trouve sa contrepartie (notons que le terme employé à ce propos est ou, celui que Zhuangzi emploie pour décrire l'extase de Ziqi : " privé de son compagnon "). " Seul ", hors de tout rapport, " il est en lui-même sans que les choses restent en lui " (chap. XXXIII, à propos de Guan yin, repris en Liezi 4) ; lorsqu'il est acteur, il n'est pas tenu par son acte, il ne se pose dans aucune relation ni coordination à quoi que ce soit: il ne s'" engloutit " pas; il traite les choses comme des choses et ne se laisse pas " chosifier ". Au-delà de la relation cause-causé, origine-suite, sans cause, " il brille jusqu'au ciel ". Il est ce qu'il fait, son acte ne se distingue pas de lui-même ni de ce qui paraît être une impulsion reçue, car il fait un avec le monde dit " extérieur ".
Car le Saint est aussi miroir qui accueille et réfléchit la multiplicité du monde, métaphore par excellence de la connaissance à jamais spéculaire, qui ne fonctionne qu'indirectement et par une réflexion duelle et réciproque. Sa pureté-absence fait apparaître les images, image de ce qui ne peut se connaître qu'ainsi, indirectement, au moyen d'une absence d'images, images évanescentes et indirectes sur un fond de possible illimité. Ce n'est pas le solipsisme : à l'opposé de Narcisse, le Saint ne se reflète pas lui-même et ne se noie pas dans son image. Absent, le Saint est " ce par quoi " adviennent les images et le miroir qui réfléchit les autres, en leur multiplicité rendue indéfinie par sa propre absence, par sa " non-immersion ". Il est à la fois les images et le miroir qui, se renvoient chacun l'un à l'autre.
Il est celui qui unifie et par là rend possibles les infinis multiples et leur donne sens. C'est lui qui peut alors affirmer et nier, d'une affirmation et d'une négation qui sont infinies quels que soient les termes sur lesquels elles portent, qui sont donc absolues l'une et l'autre concomitamment (chap. II), comme l'est l'existence de chacun, à la fois affirmation et négation. Car il est au centre où tout " fonctionne ", où disparaît la disjonction entre la réalité et le dire, au centre de la " roue du ciel ", dans le " suprême. ", l'" éminence " que connote le mot da (" grand ", dont le caractère s'apparente à celui du " ciel " noté par un graphe qui désigne originellement un géant), ou shang (" haut ") ou zhi (" suprême "), toutes désignations qui, chez Zhuangzi marquent la conjonction de l'affirmation et de la négation - la " grande vertu " (ou " vertu suprême ") qui n'est pas vertu, la " voie (= voix) suprême " qui ne se nomme pas, le " débat suprême " qui reste coi, etc. Il s'évade dans le domaine de l'infini, où début et fin se renversent, où il n'est, pas d'extrémité, dans le domaine du nulle part, du gratuit et de l'inutile, qui n'engage à rien, hors de la chaîne des causes et des effets autant que de celle des significations, dans un lieu où tout est indéfini et changeant, dans un rapport extatique au Tout qui intègre non seulement le Ciel, mais aussi le possible. Il joue de l'habileté qui est celle de l'artisan passé maître (voyez l'anecdote du cuisinier), opposée à la fausse habileté; il maîtrise les règles d'un jeu qui changent au fur et à mesure du jeu (chantez avec lui, taisez-vous avec lui ... ) où les imprévus sont intégrés. Polyvalent, il est tantôt dragon, tantôt serpent, se transforme avec le temps et n'accepte pas de n'être qu'une seule chose, tantôt en haut, tantôt en bas (chap. XX); il est " vide, ondoyant et insaisissable, ployant comme l'herbe sous le vent, épousant tout comme les vagues," (chap. VII).
Seul, mais universel et total, il embrasse tous les êtres, et les rassemble, les reflète fidèlement et n'en laisse aucun, et cette Totalité s'exprime par l'intégration harmonieuse des contraires : il " tient les deux bouts " à la fois, entre lesquels s'insère le monde; il est tout uniment " compagnon des hommes " et " compagnon du Ciel ", en une " double démarche " qui est le lieu même de la réconciliation entre l'Unité et la multiplicité dont il maintient en même temps la différence. Il conjoint ce qui échappe, le non-existant, et ce qui se laisse appréhender, l'existant. Le Saint vit dans l'unité de toutes choses, unité même entre ce qui est unifié, le Ciel, et ce qui ne l'est pas, le divers, l'homme, en une conduite " parallèle " qui réunit vision ordinaire et illumination (chap. VI); il " marche sur les deux chemins " (chap. II), " changeant avec les êtres, il est uni à ce qui ne change pas " (chap. XXV). A la fois immobile comme un cadavre et changeant comme le dragon, bruyant comme le tonnerre et silencieux (chap. XIV), il connaît l'Unité, l'équivalence, le non-sens des différences, mais aussi leur principe: " qui sait que le Ciel et la Terre sont grains de mil et que le fin bout d'un poil est colline et montagne, perçoit lé principe des différences " (chap. XVII). Et Zhuangzi de s'écrier: " Les dix mille êtres et moi-même ne sommes qu'un " (chap. II), affirmant d'un seul élan, encore une fois sous cette forme contradictoire qu'il affectionne, l'extrême de la multiplicité (les dix mille êtres) et l'unité de l'individu fondus dans l'Unicité.
Chantre de la maîtrise consommée, Zhuangzi laisse loin derrière lui les tâcherons attelés à leur tâche, ceux-là dont il se gausse, qui s'essoufflent en exercices respiratoires et gymnastiques, ou observances diététiques, et qui, esclaves de leurs efforts, oublient que lorsque le poisson est pris, il faut jeter la nasse. C'est là que surgit, au ive siècle, le reproche d'un Ge Hong, l'auteur du célèbre Baopuzi, le défenseur passionné de la recherche d'immortalité et de ses peines. " Zhuangzi vole trop haut ", dit-il en substance, il n'enseigne aucun moyen, aucune de ces " recettes " dont sont friands les taoïstes. Il est inutile (eh oui!).
Nombreux, en effet, sont les passages où Zhuangzi professe que son " savoir " ne peut s'enseigner ni se transmettre, et l'on ne retient souvent que ceux-là; facile... C'est chez lui façon de dire, encore une fois, et, encore une fois, il se contredit ailleurs. Comme dans le chapitre VI, pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres.
Mais, comment se fait cette transmission? De façon progressive, " graduelle ", contre toute attente dans un ouvrage aussi abrupt et dont l'esprit a si fortement influencé le " subitisme " du Chan (Zen). Graduelle, mais imperceptible et subtile.
C'est une vieille femme qui parle. Son nom, déjà, nous alerte: il signifie " voûté " (les " saints ", chez Zhuangzi, sont tortueux, ils zigzaguent), " marcher avec précaution ". Et ses maîtres furent d'étranges personnages aux noms évocateurs, dont la généalogie est pleine d'enseignement. Elle débute avec " Commencement évanescent ", une confuse genèse, puis passe par le vide, l'obscurité, puis la " Ballade joyeuse " qui caractérise si bien le Saint; nous sommes déjà là dans un domaine plus tangible. Mais l'enseignement s'extériorise de plus en plus avec la " pratique ", c'est l'exemple, l'enseignement " sans parole ", celui du cuisinier Ding (chap. III) et d'autres; puis " le Murmure accordé ", une entente quasi silencieuse, un murmure qui passe de maître à disciple, un début de parole; puis vient le regard, déjà plus de lumière, et enfin la récitation et l'écriture, la transmission par la parole, mais oui, malgré ce qu'en dit Zhuangzi lui-même.
La voie est ouverte, et les maîtres " ès recettes " du taoïsme l'ont bien compris, qui n'ont cessé, et Ge Hong tout le premier, de citer Zhuangzi, ne fût-ce que pour dire, inlassablement: servez-vous de nous, mais ne l'oubliez pas, n'oubliez pas que la nasse se laisse lorsque le poisson est capturé.
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