Patrimoine  Mondial  de la pensée

L'histoire de la philosophie


Philosophie : L'histoire de la philosophie

Les systèmes philosophiques, loin de s'édifier les uns après les autres par simples additions successives, composent en fait une histoire stationnaire, faite de ruptures, de reprises approfondies des problématiques et des solutions précédentes, et de nouveaux recommencements.Ainsi, tandis que Platon, à travers ses dialogues, élabore en une théorie des Idées la maïeutique pratiquée par Socrate sur l'agora, Aristote, en rupture avec son maître Platon, trouve dans l'expérience sensible le fondement et les limites de notre connaissance. De même, c'est aux arguments du sensualiste Gassendi, auteur des célèbres Objections (1644) adressées aux Méditations que Descartes aura à répondre. C'est pour répliquer à Locke, dont l'Essai de 1690 constitue le traité doctrinal de l'empirisme sensualiste, que Leibniz assure la défense et l'illustration de la raison et des «principes rationnels» dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Cet ouvrage, écrit en 1704, peu avant la mort de Locke, ne paraît d'ailleurs qu'à titre posthume, en 1765, Leibniz ayant renoncé à le publier après la mort de son illustre interlocuteur. Car, à la différence d'autres combats, les combats proprement philosophiques sont de pures problématiques d'idées qui épargnent les personnes.Kant, pour sa part, avouera lui-même avoir été «tiré de son sommeil dogmatique» par David Hume, dont l'empirisme et le scepticisme devaient provoquer en retour la rédaction de la Critique de la raison pure et l'élaboration de la philosophie critique de Kant. Ainsi, sous ces grands conflits de doctrines entre rationalisme dogmatique et empirisme sceptique, entre Aristote et Platon , Descartes et Gassendi, Leibniz et Locke, Kant et Hume, les répétitions de la philosophie se révèlent autrement significatives qu'une suite disparate de portraits. En effet, à travers ces oppositions fondamentales, il est possible de saisir sur le vif la nature des enjeux et l'importance des questions, généralement masquées par les débats ultérieurs.Si ce que nous nommons la «raison» n'est rien d'autre que le produit de l'expérience, toute connaissance (fût-elle dite «scientifique») est nécessairement particulière et contingente, comme l'est toute expérience sensible, si vaste soit-elle. Rien ne permet alors de croire que l'humanité est en mesure de constituer une «science», entendant par là un savoir définitif, hors d'atteinte des démentis de l'expérience. C'est ce que diront Locke, Hume, Stuart Mill et leurs disciples, ainsi que, plus tard, William James et les différents représentants du «pragmatisme», conçu comme un «empirisme radical».Si, au contraire, ce que nous nommons l'«expérience sensible» n'est pas un donné brut et informe de nos organes sensoriels mais est déjà le produit spontanément organisé de notre «raison», alors il n'y a d'expérience, à proprement parler, que pour un sujet raisonnable, doué d'entendement et susceptible de saisir, grâce à ses principes, l'universel dans le particulier, au moins à titre d'hypothèse. Dès lors, à la formule sensualiste de Locke «Il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens», Leibniz peut ajouter cette fameuse rectification intellectualiste: «... si ce n'est l'entendement lui-même».

L'union de l'âme et du corps

L'«esprit scientifique» ne s'encombre guère de ces disputes. Ignorant par principe tout concept non expérimental et reléguant au musée le questionnement philosophique d'un Descartes ou d'un Leibniz sur l'union de l'âme et du corps, le neurophysiologiste contemporain poursuit ses investigations physico-chimiques dans la plus fine structure matérielle de tout être vivant. À cet égard, la torpille (Torpedo galvani), poisson dont l'organe électrique contient des milliards de synapses à acétylcholine, est un objet de choix pour le savant contemporain, qui croit pouvoir trouver dans cet appareil l'explication définitive de la «conscience» de l'homme que Jean-Pierre Changeux appelle «homme neuronal».Mais Leibniz avertissait déjà, dès 1714, dans sa Monadologie, que, «feignant qu'il y ait une machine dont la structure fasse penser», on pourra la concevoir agrandie «en sorte qu'on y puisse pénétrer comme dans un moulin, on ne trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception». Ainsi, concluait-il, «c'est dans la substance simple et non dans le composé ou dans la machine» qu'il faut chercher l'explication. Le problème philosophique de l'union de la conscience et des neurones, de l'émergence de la conscience à travers les neurones, reste donc, de nos jours, entier.L'esprit humain, écrit de son côté Auguste Comte, «peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres». Le «cerveau» de Socrate était sans doute chimiquement semblable à l'organe électrique de la torpille, dont trois décharges peuvent tuer un homme, mais non sa «parole». Pourtant, l'«ironie» socratique produisait sur ses interlocuteurs un tel engourdissement mental que Ménon, dans le dialogue de Platon qui porte son nom, comparait malicieusement Socrate à «ce large poisson de mer qu'on appelle une torpille et qui vous engourdit quand on le touche».D'autre part, l'enjeu de la philosophie ne se limite pas au problème du fondement de la connaissance et de la vérité. Il s'agit en outre de savoir ce que vaut la vérité scientifiquement connue, non pas seulement pour ses applications techniques, mais d'abord pour la conduite de tout homme dans sa vie. C'est pourquoi la fracture majeure, au sein même de l'histoire de la philosophie, se situe entre ceux qui s'interrogent essentiellement sur l'origine de la vérité, sur le fondement et les limites de la connaissance en général et de la science en particulier, et ceux qui éludent ces questions comme «abstraites» au sens péjoratif de ce terme, c'est-à-dire sans intérêt pour la conduite d'un individu «concret» dans son existence singulière. En face de ceux pour qui tout notre avenir dépend de notre connaissance, il y a ceux pour qui la question «Que dois-je faire?», antérieure à toutes les autres, restera toujours indépendante de la question «Que puis-je connaître?».

Connaissance et existence

La science, en tant qu'elle se caractérise par un certain «esprit scientifique», se présente comme une connaissance unitaire du réel, apportant des réponses et des solutions destinées à clore les débats. La philosophie, en tant qu'exigence de la pensée et questionnement obstiné de notre rapport au monde, ne cesse de rouvrir les questions et de poser à nouveau les problèmes. Sans contester les avancées techniques des sciences, elle récuse l'idée que la science prenne en compte le réel dans sa totalité, alors qu'elle n'en retient que la face objective, celle qui se prête en effet à ses investigations. La science ne nous donne à connaître qu'un «réel»: celui-là même qu'elle se donne comme docile à ses mensurations. C'est un monde revêtu de relations abstraites et de lois, dans lequel nous n'existons pas, tandis que nous existons dans un monde de biens, de sens et de valeurs (Husserl), que la science ne «connaît» pas. À ce compte, si l'existence authentique est celle qui est vécue dans l'angoisse et la déréliction, comme le soutiendront, entre autres, Pascal et Kierkegaard, ce n'est pas seulement la science qui doit être récusée, mais la philosophie elle-même, dans la mesure où elle se présente comme une connaissance systématique du réel: Descartes est jugé «inutile et incertain» par Pascal.La tension philosophique atteint son comble avec l'opposition exemplaire de Kierkegaard à Hegel, si l'on veut bien admettre que Kierkegaard, adversaire résolu de la «philosophie» au nom de la «foi», a été lui-même, à sa manière, un philosophe. Contre le système hégélien, qui se présente comme une somptueuse architecture de concepts d'une rigoureuse objectivité, toute l'œuvre du penseur danois élève ses protestations au nom de «la subjectivité, qui est la vérité» (Post-Scriptum, 1846). C'est ainsi que l'auteur de Crainte et Tremblement (1843) ne réclame rien de moins que la disqualification du savoir objectif et du sujet pensant en tant que tels. L'existence vécue s'impose à lui comme la donnée concrète, irréductible, indépassable où se montre à nu la fantastique vanité de tout «système» scientifique ou philosophique. Certains penseurs vont jusqu'à annoncer que la philosophie est condamnée à la disparition.

La philosophie est-elle menacée de disparition?

Selon Aristote, «s'il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher». La philosophie vit grâce à ce paradoxe: il ne faut pas moins de philosophie pour détruire un système, ou pour le déconstruire, que pour l'édifier. Mieux encore: la question de savoir si un système philosophique est réfutable est encore une question philosophique. Kant a réfuté Hume; Kierkegaard a réfuté Hegel; Nietzsche a réfuté Platon. Quand bien même il ne resterait d'un système que la vaste place vide où il se dressait naguère, rien ne pourrait faire que la construction n'en ait pas été entreprise et que le philosophe qui l'avait conçue et dirigée ne soit indéfectiblement présent sur les ruines mêmes de son projet. Nietzsche lui-même, adversaire déclaré du platonisme et grand expert en l'art de déconstruire sinon de réfuter, écrivait à Lou Andreas-Salomé, en parlant de l'enseignement de la philosophie antique: «Je disais volontiers à mes auditeurs: Ce système est réfuté, et mort – mais la personnalité qui se trouve derrière lui est irréfutable: il est impossible de la tuer –, par exemple Platon.»La rumeur, unanime malgré les apparences, qui s'élève du cercle des philosophes disparus compose, au-delà de leurs dissensions, le chant perpétuel de l'inquiétude humaine. «Éminence grise de l'humanité», comme la nommait Sartre, la philosophie n'est pas une science de plus, mais une exigence qui ne se satisfait ni de la gratuité chère à la poésie pure ni de la certitude propre aux sciences ou aux religions.La philosophie n'est pas un temple, mais un chantier (Canguilhem). Elle dit toujours les mêmes choses (Platon ). Les mêmes choses, mais autrement: Eadem, sed aliter (Schopenhauer). Extrêmement attentive – depuis Socrate – aux failles du discours et à la réalité des choses, la philosophie opère obstinément dans l'inquiétude du sens (Husserl). Créant sans cesse de nouveaux concepts (Deleuze), elle met en question les règles mêmes de son propre langage (Wittgenstein). Sans cesse combattue, elle emmène avec elle ceux qui, pour la contester valablement, doivent emprunter ses armes. Elle maintient ainsi une tension vigilante entre le premier «étonnement» dont elle procède (Platon ) et les grands «monuments» de sa systématisation (Aristote, Kant, Hegel, Auguste Comte), dans lesquels son élan est en passe de se pétrifier finalement en un rituel verbal pour initiés.La philosophie n'existe à jamais qu'à l'état naissant. Elle est alors ce levain de la pensée qui retient l'humanité de désespérer d'elle-même, comme «l'athéisme, selon Lagneau, est le sel qui empêche la croyance en Dieu de se corrompre».


  
  
  
  
  


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